Quelle taxation pour les géants du numérique en France ?

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Mercredi 6 mars, le projet de loi relatif à la taxation des géants du numérique est présenté en conseil des Ministres. L’objectif affiché du texte est d’instaurer une taxation des géants du numérique à hauteur de 3% de leur chiffre d’affaires, qui serait déclenchée à partir d’un certain seuil. Les experts de l’Institut Sapiens ont analysé les contours de ce projet de loi et lancent deux alertes : les recettes fiscales potentielles seront bien moindres que celles espérées et cette taxation risque d’être plus néfaste aux acteurs français qu’à leurs homologues américains.

L’objectif de la présente note est de pointer les failles du projet de loi et de déterminer un mode de taxation simple et pertinent de l’économie de la donnée.

Pour mémoire, l’OCDE a validé un accord, lors de sa réunion du 21 janvier 2019 où 127 pays (représentant 90 % de l’économie mondiale) se sont accordés à « explorer » plusieurs pistes concrètes afin d’adapter la fiscalité des entreprises à l’ère du numérique.

  • Taxer les entreprises là où se situent les clients (soutenue par l’Inde et les États-Unis). Cela concernerait ainsi toutes les multinationales, bien au-delà des seuls GAFA.
  • Taxer uniquement les entreprises qui proposent des services sur internet en échange de données ensuite monétisées (soutenue par le Royaume-Uni).
  • Déterminer un plancher à la concurrence fiscale en instaurant un impôt minimal (soutenue par la France et l’Allemagne).

Nature du projet de loi du gouvernement

Le gouvernement, par l’intermédiaire du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, a annoncé un projet de loi visant à taxer le chiffre d’affaires des grandes plateformes du numérique. L’objectif annoncé est « de toucher les très grandes entreprises qui font un chiffre d’affaires mondial sur leurs activités numériques de 750 M€ au niveau mondial et un chiffre d’affaires en France de plus de 25 M€. Une trentaine de groupes seront touchés. Ils sont majoritairement américains, mais aussi chinois, allemands, espagnols ou encore britanniques. Il y aura également une entreprise française et plusieurs autres sociétés d’origine française, mais rachetées par des grands groupes étrangers ».

On comprend la volonté affichée par le gouvernement de taxer les géants du numérique, en se concentrant sur les GAFA, qui se livrent le plus à l’évitement fiscal, dans une période où la justice fiscale est réclamée sur de nombreux ronds-points.

Critiques du projet de loi

Le projet de loi présenté en Conseil des ministres le 6 mars repose sur une taxation à hauteur de 3% du chiffre d’affaires provenant des activités suivantes :

  • la vente d’espaces publicitaires ;
  • l’hébergement des données personnelles ;
  • les « market places » ou places de marché.

La première cible peut être identifiable d’un point de vue technique. La deuxième, pose un problème important quant à la localisation de l’hébergement des données, qui ne se confond pas nécessairement avec celle de leur collecte ou de leur exploitation. Enfin, la troisième cible, à savoir les market places, est extrêmement délicate à localiser dans une économie où les capitaux circulent librement.

La définition donnée à l’article 299 ter du code général des impôts prévu dans le projet de loi exclut les réseaux sociaux. Pire encore, avec une collecte de plus de 70 milliards €, la première plateforme éligible à cette taxe pourrait être … impots.gouv. L’Etat devra donc verser 3% de la somme collectée à l’Etat. Une définition trop large, qui exclut les réseaux sociaux et inclut nos entreprises françaises supposées être protégées par ce même projet de loi. Critéo, par exemple, entreprise française cotée au Nasdaq, pourrait être touchée selon Bruno Le Maire.

L’entreprise Le Bon Coin serait également concernée selon son directeur général, Antoine Jouteau sur Twitter. D’autres, telle Blablacar, pourraient l’être également si elles venaient à poursuivre leur croissance.

En ce qui concerne le rendement budgétaire, nous sommes très loin des 500 millions d’euros escomptés. Cette estimation, visiblement calculée à partir des 5 milliards d’euros de recettes évaluées à l’échelle de l’Union européenne dans l’étude d’impact de la Commission européenne, apparaît d’autant plus exagérée que l’administration fiscale risque de rencontrer des difficultés dans la reconstitution de l’assiette imposable. Le raisonnement du Gouvernement fait fi des risques d’optimisation et de délocalisation fiscales, inévitables s’agissant d’une taxe limitée à quelques territoires nationaux.

Sociétés CA déclaré  (en million) Effectifs CA/ effectif en euro IS payés (en million)
Google 325 639 508 607 14
Apple 800 2303 347 373 19
Facebook 56 108 518 519 1,9
Amazon

(branche logistique)

380 3838 99 010 8
Twitter 12,3 32 384 375 0,286
Netflix

(pas de filiale en France)

0 0 0 0
Uber 52 87 597 701 1,4
Total 1625,3 12507 129 951 45

 

Au regard du tableau ci-dessus, nous pouvons en effet nous interroger sur la possibilité d’atteindre la cible espérée. Selon la dernière version du projet de loi, qui retient finalement un taux unique de 3% sur le chiffre d’affaires, la rentrée fiscale potentielle pour les sept entreprises mentionnées ci-dessus, qui sont parmi les plus grandes du secteur, ne s’élèverait qu’à 49 millions €, bien loin du rendement espéré de 650 millions € en 2022

Sauf à aller chercher le reste du produit fiscal chez les entreprises françaises, le gain budgétaire attendu par le gouvernement ne sera pas atteint.

Pour les experts fiscalité de l’Institut Sapiens, un tel projet de taxation française sacrifie l’efficacité économique sur l’autel de l’affichage politique. Appliquée au seul territoire national, elle pourrait, contrairement à ce que laisse accroire son intitulé, ménager certains GAFA (en cas notamment de ventes en direct, sans mise en relation d’un vendeur avec un acheteur sur une plate-forme numérique) et englober des entreprises françaises. Elle ne peut au surplus qu’être temporaire, le véritable enjeu étant de redéfinir, à l’échelle européenne et mondiale, la notion d’établissement stable en y intégrant la présence numérique.

 

Contre-projet proposé par l’Institut Sapiens

Sans nier la nécessité d’adapter notre fiscalité aux géants du numérique, nous alertons sur les potentiels effets pervers d’une telle taxe. Nous avons identifié 4 projets potentiels de taxation alternative :

Proposition 1 : Mettre en place une TVA sur la collecte et l’exploitation des données personnelles. Cette proposition, intéressante sur le fond, reste floue et difficile à mettre en place d’un point de vue technique, compte tenu notamment de la hiérarchisation et de la monétisation des données.

Proposition 2 : Mettre en place d’un impôt mondial sur les bénéfices. Une proposition infructueuse pour deux raisons : à cause de l’extra-territorialité de l’impôt d’une part, et en raison des lacunes des conventions fiscales au niveau mondial d’autre part.

Proposition 3 : Instaurer une taxation similaire à celle de la contribution à l’audiovisuel public : recenser le nombre d’ordinateurs dans un ménage et imposer un montant de X € par ordinateur. Cette taxe serait néanmoins supportée par les particuliers et non par les entreprises.

Proposition 4 : Instaurer une taxation forfaitaire mensuelle par utilisateur ; l’entreprise pourrait dans les faits,  en supporter le coût, sans possibilité de la déduire fiscalement.

Nous avons décidé de retenir la dernière proposition. L’idée de taxer le nombre d’utilisateurs revient in fine à taxer la création de valeurs à son origine. Pour estimer le produit envisageable, nous avons recensé le nombre d’utilisateurs des plateformes suivantes :

Quelques chiffres sur les utilisateurs des services numériques

Nom du service

Millions d’utilisateurs uniques / mois
Facebook 38
Youtube 26
Netflix 3,5
Blabla Car 14
Twitter 10,3
WhatsApp 8,8
LinkedIn 6,8
Amazon 24,3
AirBnB 8,8
Uber 1,5
Instagram 17
Snapchat 13
Total 172

Prenons l’exemple d’une taxation forfaitaire équivalente à 1€/ utilisateur/ mois. Une telle réforme pourrait rapporter (rien que pour les services mentionnés ci-dessus) plus de 172 millions €/ mois à l’Etat français, soit près de 2 milliards €. Le produit fiscal de notre proposition serait donc quarante fois supérieur à celui que nous avons estimé pour le projet du gouvernement. De plus, un tel projet permettrait de gommer tous les effets pervers et induits dus aux différents montages fiscaux pratiqués par les GAFA, tout en évitant la forte distorsion de concurrence entre ces entreprises, induite par une taxation en amont du bilan (sur le chiffre d’affaires).

Instaurer la taxe au niveau de l’utilisateur est également le signal que la richesse de ces plateformes provient principalement de l’audience qu’elles sont capables de générer. C’est également une piste qui a le mérite de clarifier la relation entre plateformes et utilisateurs, incarnée par la citation : “If it’s free, you’re the product”.

La piste de la taxation forfaitaire par le nombre d’utilisateurs, qu’elle soit mensuelle ou annuelle, selon un seuil de déclenchement à définir, est une piste permettant de répondre aux problématiques suivantes :

– celle de la non déclaration du chiffre d’affaires dans le pays d’exercice,

– celle de la taxation de la richesse créée par les plateformes du numérique,

– celle de la définition des entreprises taxables, n’excluant ainsi plus les réseaux sociaux et autres plateformes ciblées,

– celle de la distorsion de concurrence entre les différentes plateformes.

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À propos des auteurs

Victor Fouquet

Expert fiscalité à l’Institut Sapiens

Doctorant en droit fiscal à la Sorbonne. Chargé de mission au Sénat, spécialisé dans l’analyse des politiques fiscales et budgétaires. Chercheur associé à l’Institut Sapiens, il signe régulièrement des tribunes proposant des pistes de transformations fiscales pour notre pays

Dominique Calmels
Cofondateur de l’Institut Sapiens

Ancien directeur Financier du groupe Accenture pour la France et le Benelux, il est le Président de la commission Economie et Fiscalité du Groupement des professions de services ( GPS ). Il préside également la commission Fiscale de la Fédération Syntec Numérique et il participe aux travaux du Medef dans plusieurs comités. Il est passionné d’économie et notamment l’économie de la Fonctionnalité et Circulaire. Il a une formation en finance, comptabilité et fiscalité.En décembre 2017 il a cofondé l’Institut Sapiens avec Olivier Babeau et Laurent Alexandre.

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