Conversation (presque imaginaire) avec mon boulanger

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Par une belle matinée, le ministre des Bonnes Intentions et de la Vertu Triomphante descend de sa voiture de fonction pour rentrer dans une boulangerie. Il serre chaleureusement la main du boulanger derrière le comptoir.

Le ministre (d’un ton enjoué) : « Cher monsieur, je suis venu pour vous demander si vous aviez réfléchi à la mission de votre activité. Nous n’ignorez pas que le gouvernement tient à ce que chaque entreprise de France réalise qu’au-delà du méprisable profit, qui n’a évidemment aucune importance, elle a un projet plus haut qui la porte. »

Le boulanger (un peu embarrassé) : « Eh bien… je n’ai jamais vraiment réfléchi à ça. Ma mission n’est-ce pas, c’est de vendre du pain, contre de l’argent, pour gagner ma vie en somme. »

Le ministre (fronçant les sourcils) : « Voyons voyons, cela ne peut pas être aussi simple. Vous avez certainement une vision plus élevée, la conscience d’une forme de rôle social que vous jouez. Quel est votre but ? Ce qui vous motive au fond ? »

Le boulanger : « Le bonheur des gens je ne sais pas, mais je leur donne ce dont ils ont besoin, cela doit y contribuer un peu non ? Je m’efforce de faire le meilleur pain possible pour en vendre le plus possible. Et gagner plus d’argent. C’est important ça, que les gens soient contents pour qu’ils reviennent, et puis pour qu’ils n’aillent pas acheter leur pain chez mon concurrent dans la rue d’à côté. Mais ce qui fait la meilleure marge ce sont les gâteaux, alors je les expose bien pour donner envie. »

Le ministre (d’un ton sec) : « Bon bon, mais ça ce sont les basses préoccupations de rentabilité. Qu’est-ce qui vous fait lever tous les matins ? »

Le boulanger (après un long silence) : « avoir une belle boulangerie qui tourne bien… et mon rêve serait d’en ouvrir une autre. Et de pouvoir bien les revendre quand je prendrai ma retraite, en ayant fait fructifier un beau capital. »

Le ministre (irrité, changeant de sujet) : « je vois que vous avez une vendeuse. C’est bien. Vous ne voudriez pas faire un geste pour l’emploi et en embaucher plusieurs autres ? Les chefs d’entreprises doivent faire un effort pour le chômage voyez-vous. »

Le boulanger (énervé à son tour) : « à vrai dire je cherche une seconde vendeuse depuis des mois mais je ne trouve personne. Soit les horaires sont jugés trop durs, soit elles prétendent que ce n’est pas bien payé. Certains candidats étaient beaucoup trop lents et peu aimables avec la clientèle. On est quand même un métier de relation. »

Le ministre (pontifiant) : « mon ami, j’ai fait une grande école et je peux vous dire qu’il suffit de les payer plus, si vous voulez attirer de bons profils. »

Le boulanger : « je n’ai pas fait beaucoup d’études, mais je sais que si je les paye plus cher, elles ne rapporteront jamais assez pour que je puisse couvrir leur coût total. Quant à en embaucher encore une autre, même si je le trouvais, je n’en ai pas besoin. Ma boulangerie a la place pour deux vendeuses, pas trois. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par « faire un effort ». L’effort, je le fais tous les matins en me levant à 4 heures, depuis vingt ans. C’est le seul que je connaisse. Embaucher à tout va sans en avoir les moyens, ce n’est pas « faire un effort », c’est être stupide. Et faire faillite. Et alors il sera bien avancé, l’emploi. Au fait, vous ne pourriez pas faire quelque chose pour baisser les impôts ? Il reste plus grand chose une fois les charges payées…

A ces derniers mots, le ministre salue hâtivement le brave homme et s’engouffre dans sa voiture aux vitres fumées, qui repart toutes sirènes hurlantes vers ses bureaux du 7ème arrondissement.


Publié dans l’Opinion

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