L’art oublié de la politesse

AUTEUR DE LA PUBLICATION

La politesse était hier une évidence et un souci constant. Elle faisait partie de ces « civilités puériles » que l’on inculquait aux enfants auxquelles Érasme lui-même avait consacré un ouvrage fameux. Aujourd’hui, elle est au mieux considérée comme une pratique surannée. Au pire, comme l’en accusent certains, comme une forme de sexisme et un outil pernicieux d’asservissement lorsqu’elle se nomme galanterie. Pourtant nous ne mesurons pas tout ce que nous perdons avec elle.

En mai 68, tous les étudiants avaient dans leur poche un exemplaire du livre d’Herbert Marcuse Éros et Civilisation publié 5 ans plus tôt. L’auteur appelait à remplacer la société traditionnelle fondée sur la répression de la pulsion libidinale par une société structurée au contraire par Éros. La satisfaction devenait prioritaire. Toute entrave à la jouissance était disqualifiée. Cette tentative de subversion de l’ordre civilisationnel a pris la forme d’un rejet de tout ce qui pouvait ressembler à une contrainte. La politesse en fait partie au premier chef. A une époque où tout le monde est enjoint d’être authentique, d’être soi-même, le fait de déguiser sa pensée, d’adopter des formes de conduite stéréotypée est mal vu. Il faut se révéler comme l’on est. « Être vrai ».

Or il serait temps que nous renoncions au projet de Marcuse pour renouer avec le génie oublié de la dissimulation sociale. Qu’est-ce que la civilisation ? L’historien de l’art britannique Kenneth Clark en propose une admirable définition : « à certaines époques l’homme s’est senti concerné — corps et âme — par autre chose que la lutte de chaque jour pour la vie et de chaque nuit contre la peur, et [il] a éprouvé le besoin de développer ses facultés, de réfléchir et de ressentir afin de se rapprocher le plus possible d’un idéal de perfection où s’équilibreraient la raison, la justice et la beauté physique. » Vision idéalisée de l’existence, la civilisation procède nécessairement d’un ordre imaginaire.

Dans Sapiens, Harari rappelle que la capacité à créer des représentations communes est ce qui a constitué la différence et l’avantage décisif du genre « Sapiens » parmi l’espèce Homo où la concurrence faisait rage. La capacité d’adhésion à un récit commun est aujourd’hui remise en cause. Le mythe rousseauiste d’une nature forcément bonne et d’une civilisation au contraire corrompue a favorisé le bannissement et l’oubli de tous les codes sociaux, discrédités au nom de leur caractère artificiel. La politesse n’est que la forme quotidienne la plus visible des représentations partagées d’une civilisation. Assimilée à l’hypocrisie et donc au mensonge, on a oublié ses vertus. La politesse enseigne aux gens des modes d’interaction structurés par des règles strictes. Entrer en rapport avec l’autre devient une opération médiée par des codes. Elle est à la fois la manifestation et la condition du respect de chacun. Elle permet aussi, paradoxalement, la liberté.

Dans son livre sur l’art de la conversation, Benedetta Craveri rappelle comment l’honnête homme du XVIIe siècle savait « prendre ses distances, conservant sa liberté intérieure et ne montrant aux autres que son personnage ». Le caractère conventionnel de l’extériorité a permis et protégé la liberté intérieure. Celui qui n’avait pas la maladresse de prendre les choses au premier degré pouvait jouir d’une liberté nouvelle, les convenances ménageant une distance entre le monde extérieur et son être véritable. En substituant le formalisme au simple choc des forces, la politesse sépare socialement les individus pour mieux les protéger. L’abolition de ces séparations jugées vaines est un processus de décivilisation dont nous voyons aujourd’hui les effets parfois dramatiques. Sans la mise à distance du code, les rencontres des individus se font brutales. Les manières ne sont plus là pour lisser les frictions, aplanir les différends et les différences. Conditionner l’amabilité aux sentiments réels, c’est en  réduire considérablement la possibilité… On ne faisait pas cette erreur autrefois. Proust décrit comment les Guermantes parlaient avec gentillesse « pour être aimés, admirés, mais non pour être crus ; qu’on démêlât le caractère fictif de cette amabilité, c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés ; croire l’amabilité réelle, c’était la mauvaise éducation ».

« Merci d’être venu » me souffle mon dentiste dépité par l’invraisemblable fréquence des rendez-vous non honorés. Parents incapables de remercier voire de saluer l’enseignant de leur enfant, malotrus mettant leurs pieds sur la banquette du train, messages sans formule de politesse, négligence vestimentaire, brutalité ordinaire : autant de figures d’une société où « se tenir bien », « mettre des formes », est devenu un maniérisme risible. On ne luttera contre l’ensauvagement du monde qu’en retrouvant le sens profond de la politesse, c’est-à-dire cette conscience de l’appartenance à un ordre qui circonscrit mais aussi préserve la place sociale de chacun.

AUTEUR DE LA PUBLICATION