Du cinéma étatisé et subventionné… au puritanisme à l’américaine

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Olivier Babeau

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Président fondateur de l'Institut Sapiens. Professeur à l'Université de Bordeaux, chroniqueur et essayiste, il a cofondé en décembre 2017 la 1ère Think Tech française.

Olivier Babeau

C’est peu dire que la cérémonie des Césars a tenu toutes ses promesses. L’autocélébration traditionnelle, convenue et ennuyeuse, s’est achevée en un feu d’artifice d’imprécations. Les portes ont claqué comme dans une pièce de Feydeau. La fête de la grande famille du cinéma français a tourné au pugilat, la laissant éparpillée «façon puzzle», comme aurait dit Audiard. Cette soirée a été l’expression des maux profonds dont souffre notre cinéma.

Le premier est lié à la crise de la valeur du film. Le secteur est ébranlé par de nombreux bouleversements: transformation des modes de consommation de l’image, explosion du nombre de canaux de diffusion, montée en puissance de la série comme genre créatif de pointe, développement de plateformes internationales investissant des milliards dans la production sans aucun égard aux règles byzantines de notre chronologie des médias… Derrière les chiffres rassurants de la fréquentation des salles, on peut s’inquiéter de la concentration des entrées sur quelques blockbusters cachant les très nombreux films qui ne trouvent pas de public.

Au-delà de la remise en question de la place que le film a occupée pendant un siècle, le septième art français a surtout perdu l’estime qu’il avait de lui-même. Il s’était construit en grande partie en réaction et contre la grande machine hollywoodienne. Comme il est dommage qu’il en adopte à présent tous les travers! Nous voulions en éviter le mercantilisme cynique, nous avions l’ambition d’incarner le cinéma comme œuvre d’art et non comme produit de divertissement. Aux Américains les superproductions formatées et les scénarios aseptisés comme une histoire de Disney ; à nous la qualité et la profondeur de la réflexion. À eux la morale puritaine ; à nous l’audace transgressive. Cet avantage concurrentiel propre au cinéma français semble en passe d’être perdu alors qu’il est touché par le virus qui fait rage outre-Atlantique. Le cinéma est sommé de se mettre au service des «combattants de la justice sociale». Ce sont les soubresauts de cette mutation auxquels nous avons assisté lors des Césars.

Quelle était la raison d’être de notre lourd dispositif de soutien au cinéma?

Permettre l’expression de la culture française. Les Césars étaient d’habitude la cérémonie nombriliste d’un cinéma étatisé et subventionné au nom de l’exception culturelle française. C’est désormais une tribune où s’exprime la critique néo-féministe et indigéniste. Changement radical de perspective: l’objectif n’est plus de protéger la culture française, mais au contraire de l’abattre, puisqu’elle est précisément identifiée comme l’ennemi. L’avocat est devenu procureur.

Le cinéma devait être l’expression nécessairement polyphonique de la diversité des regards sur le monde. Il risque de devenir la voix monocorde du catéchisme progressiste. Dans White, l’écrivain Bret Easton Ellis écrit: «Fin de partie logique de la démocratisation de la culture et du culte redoutable de l’inclusion, qui insiste pour que chacun vive sous le parapluie des mêmes principes et de la même réglementation: un mandat qui dicte comment nous devrions tous nous exprimer et nous comporter.»

Le cinéma devait être la célébration d’une certaine idée de la France, d’une fierté de ce que nous sommes, il est en passe de se transformer en rite piaculaire au cours duquel, quels que soient les efforts et les progrès réalisés, les coupables désignés sont tenus de faire acte de contrition. L’actrice Rosanna Arquette écrivait dans un tweet: «Je suis désolé, je suis née blanche et privilégiée ; cela me dégoûte. Et je ressens tellement de honte.» Peu nombreux sont ceux qui relèvent les contradictions de ces combattants de la justice sociale: indignations à géométrie variable, censure au nom de la liberté, exclusion au nom de l’inclusion, discrimination au nom de la lutte contre la discrimination… Par un retournement stupéfiant, la dénonciation de «l’essentialisation» dont se rendait coupable la société d’hier (cataloguer des gens en fonction de leur race, de leur sexe, de leur sexualité) se mue en une essentialisation permanente, radicale et revendiquée avec violence. Chaque locuteur est désormais renvoyé à son statut supposé dans l’architecture sociale victimaire. Il doit d’abord déclarer «d’où il parle», annoncer son appartenance à telle ou telle catégorie qui fera de lui une victime patentée ou au contraire un coupable par construction. En fonction de ce classement a priori seront définis précisément les discours que l’on peut tenir, l’attitude que l’on peut avoir.

Le cinéma devait être une arme permettant le rayonnement de l’universalisme des Lumières dont notre pays a été depuis deux siècles le défenseur passionné. Il devient le porte-voix de minorités obsédées par leurs revendications victimaires et exigeant que tout soit désormais jugé à cette aune. L’œuvre cinématographique n’est plus jugée d’après sa force, selon l’émotion qu’elle suscite. On s’intéresse au curriculum de son auteur, aux injonctions auxquelles elle s’est pliée. On ne cherche plus la puissance des évocations mais à faire avouer des intentions, à expliciter les allégeances. Le prochain stade n’est que trop prévisible: l’État, qui tient les cordons de la bourse, va réformer son système pour complaire aux plus enragés. Nous allons bientôt voir fleurir quotas, critères moraux dans les choix des thèmes et commissions de censures. Sombre futur pour les salles obscures.


Publié dans le Figaro

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