« Assisterons-nous à des coupures de courant cet hiver ? » Interview de Lenaic Boulic

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Lenaic Boulic

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Au long de mon parcours académique, j'ai étudié la physique nucléaire en France et à l'étranger. Suite à l'obtention de mon diplôme, j'ai décide de m'orienter vers la production de l'énergie nucléaire . Mon premier poste s'est déroulé à la centrale de Neckarwestheim (Allemagne). De retour en France, j'ai suivi un cursus d'exploitation de 10 ans jusqu'au poste de chef d'exploitation pendant 5 ans (Rôle de garantir la sûreté et la production des réacteurs). Actuellement, je travaille en appui à la production du parc nucléaire à Paris."

Lenaic Boulic

La Ministre de la transition écologique a annoncé ce jeudi 19 novembre qu’il pourrait y avoir des coupures de courant cet hiver. Est-ce exact ? Peut-on anticiper leur forme et leur intensité, ainsi que leurs effets sur les ménages et les entreprises ?

La gestion du système électrique en France est réalisée par le gestionnaire du Réseau de Transport d’Électricité (RTE).  EDF assure quant à lui l’approvisionnement de la quantité d’énergie prévue.

RTE craint des coupures cet hiver. Quels sont les fondements de ces craintes ? RTE estime la quantité d’énergie « délivrable » pendant l’hiver (en France, intimement liée à la capacité de production nucléaire et à la quantité d’eau stockée dans les barrages) ainsi que la consommation en fonction des hivers précédents.

Pour évaluer la consommation, RTE prend en compte la baisse des températures, qui génère une augmentation de l’énergie consommée.
En hiver, lorsque la température baisse de 1°C, nous constatons une augmentation de la puissance consommée de 2,4 GW.
En 2019, la puissance demandée pendant l’hiver a varié de 40 à 88 GW. Ce pic des 88GW de consommation a été atteint le 19 janvier 2019 lors d’un épisode neigeux[1].

Pour estimer la quantité d’énergie « délivrable », il faut prendre en considération de nombreux paramètres et essayer de les modéliser. En voici plusieurs:

  • aléas climatiques pouvant entraîner des consommations plus importantes (ex : vagues de froid),
  • aléas sur les lignes de transport pouvant entraîner des difficultés de livraison sur les régions impactés (ex : tempête),
  • aléas ou maintenance sur les unités de production pouvant entraîner une production plus faible (ex : perte de la production du plusieurs barrages ou centrales),
  • aléas sur le réseau électrique européen.

Si plusieurs de ces risques venaient à survenir simultanément, la sûreté de l’approvisionnement d’électricité du réseau pourrait être menacée. Cela conduirait alors à des potentielles coupures.
Prenons l’exemple de la « perte de production de barrages et/ou centrales » : En cas d’aléas sur une ou plusieurs unité(s) de production, l’énergie injectée dans le système électrique serait alors inférieure à l’énergie prévue. Si cette perte de production a lieu durant un pic de consommation, une demande d’approvisionnement par les pays frontaliers leur est transmise. Si les pays frontaliers ne sont pas en capacité de fournir cette énergie, la fréquence et la tension des lignes du réseau vont être modifiées. Cela peut conduire à la coupure des lignes en cas de dépassement des valeurs limites de tension et fréquence du réseau[2].

Nous pouvons constater que la sûreté du réseau électrique est complexe et donc difficilement modélisable.
RTE demande une vigilance particulière pour les mois de janvier, février et mars 2021 car de nombreux réacteurs seront en maintenance et ne seront pas disponibles pour la production d’électricité. Or s’il y a une vague de froid, la demande d’électricité augmentera.
RTE a prévu plusieurs leviers pour faire face à une crise :

  • arrêt de la consommation de gros industriels
  • légère baisse de la tension sur le réseau
  • en derniers recours des coupures d’électricité temporaires et localisées.

En 2011, l’Allemagne a vécu cette situation. Elle avait alors arrêté la moitié de son parc nucléaire (10 GW environ) dont Gundremmingen (pour rappel, une sortie non-planifiée). Le RTE allemand (Bundesnetzagentur) a également prévenu les allemands d’un risque de coupure pour l’hiver 2011-2012. Risque qui fut levé grâce aux réserves autrichiennes – à hauteur de 935 MWe[3].

 

La production du parc énergétique français est-elle structurellement insuffisante pour répondre à la demande d’électricité ? Est-ce un fait nouveau ou est-ce une conséquence directe de la fermeture de Fessenheim ?

La fermeture de Fessenheim fait baisser notre capacité de production thermique de 2GW sur les 70GW de nucléaire. Cela paraît peu, mais en cas de situation tendue, cette énergie pourrait manquer sur le réseau.

En 2019, lors du pic de consommation de janvier, la France a importé de l’énergie des autres pays interconnectés sur le réseau électrique. Alors qu’en février 2019, la France a exporté de l’énergie vers les pays voisins.
Le réseau électrique français est interconnecté avec l’ensemble des pays frontaliers. En cas de besoin, les pays frontaliers à la France, disposant de moyens de production ou d’électricité supplémentaires, ont donc participé au bon fonctionnement du réseau électrique français en janvier 2019.

L’arrêt de Fessenheim (soit 2 GW de production environ) contribue à une dégradation de l’autonomie de la France (pour pouvoir subvenir à ses besoins). Elle augmente sa dépendance vis-à-vis des pays frontaliers.
La problématique d’alimentation électrique du réseau français doit donc être analysée à travers le prisme européen. L’arrêt de la production nucléaire en Allemagne et de Fessenheim entraîne une baisse d’électricité disponible pour le réseau de 12GW (arrêt de 9 réacteurs nucléaires sans substitution soit 10 GW pour l’Allemagne et 2 GW pour la France). Cette baisse de capacité de production correspond à 14% du besoin électrique français lors du pic de consommation (25% en moyenne sur l’hiver).
Cette situation contribue à diminuer les marges disponibles en Europe. Une réflexion commune doit être menée pour pouvoir garantir la fourniture d’électricité en toute sûreté.

La reprise économique et industrielle aura besoin d’énergie pour se réaliser de manière intensive et durable. Pensez-vous que nous ayons les ressources nécessaires pour l’opérer de manière efficace ?

Dans le bilan électrique de 2019, nous pouvons noter que la France a produit 537 TWh et a consommé seulement 477 TWh.  Cela signifie que la France peut couvrir ses besoins d’électricité sauf durant les périodes tendues (cas de janvier 2019).
Mais en dehors de ces périodes, les capacités actuelles de production sont suffisantes pour permettre aux entreprises de reprendre leurs activités à l’issue du COVID.

 

De manière générale, les politiques publiques ambitionnant de réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique sont-elles en accord avec nos besoins énergétiques et nos objectifs écologiques ?

La réduction de la part énergétique du nucléaire entraînera la baisse des capacités fossiles en France. Ces énergies fossiles sont épuisables et ont un impact sur leur environnement. Aujourd’hui, ces énergies sont les seules que nous pouvons contrôler. Elles nous permettent d’augmenter ou de réduire l’énergie produite en fonction de l’énergie demandée (nous ne pouvons pas décider de l’énergie solaire ou éolienne produite en fonction de la consommation).
Cet équilibre entre la production et la consommation électrique est indispensable et dépend donc à l’heure actuelle des énergies fossiles. Sans cet équilibre production-consommation, le réseau électrique ne fonctionnerait pas sous ses conditions nominales (tension, fréquence) et des actions, comme des coupures, devront être menées par le RTE pour garantir le bon fonctionnement du réseau.

Les énergies fossiles les plus utilisées à travers le monde sont : Charbon, Gaz, Nucléaire et représentent des impacts pour l’environnement. Les deux premières sont fortes émettrices de gaz à effet de serre et contribuant à un réchauffement climatique. La dernière crée des déchets radioactifs, qui posent des problématiques de stockage.

Pour pouvoir mettre fin à cette dépendance aux énergies fossiles, il est nécessaire de développer des moyens de stockage importants ou bien de réduire la consommation d’électricité.
Nous voyons que la volonté de sortir du nucléaire doit encore être accompagnée par des propositions de substitutions.


[1]  https://bilan-electrique-2019.rte-france.com/sensibilite-a-la-temperature-et-aux-usages/#).
[2] Cette coupure des lignes est nécessaire car l’ensemble des équipements électriques (professionnel et domestique) sont dimensionnés pour des tensions et fréquence spécifiques et ne sont pas capables de fonctionner sous certaines conditions
[3]Bundesnetzagentur publishes report on the situation in the electricity grid in the electricity grid in winter 2011/2012, Press Release, MAY 2012

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Lenaic Boulic

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Au long de mon parcours académique, j'ai étudié la physique nucléaire en France et à l'étranger. Suite à l'obtention de mon diplôme, j'ai décide de m'orienter vers la production de l'énergie nucléaire . Mon premier poste s'est déroulé à la centrale de Neckarwestheim (Allemagne). De retour en France, j'ai suivi un cursus d'exploitation de 10 ans jusqu'au poste de chef d'exploitation pendant 5 ans (Rôle de garantir la sûreté et la production des réacteurs). Actuellement, je travaille en appui à la production du parc nucléaire à Paris."