Sur la taxe d’habitation, l’État ne doit pas céder à la démagogie fiscale

AUTEUR DE LA PUBLICATION

«Mais qu’allait-il faire dans cette galère ?» L’affaire de la suppression de la taxe d’habitation évoque irrésistiblement la phrase de Molière. Voilà en effet une promesse de campagne sortie du chapeau, peut-être électoralement payante en son temps, mais qui se transforme en une redoutable machine à perdre pour Emmanuel Macron. Son maintien pour 20 % des ménages, en lieu et place de la suppression totale annoncée, constituerait un recul qui en cacherait quatre autres.

Recul de la décentralisation d’abord, constitutif de la mesure depuis le début. La taxe d’habitation finançait les dépenses collectives liées au fait d’habiter quelque part. Sa suppression rompt ce rapport entre territoires, habitants et services publics. Il opère une recentralisation subreptice au moment même où la crise des «gilets jaunes» témoigne du besoin de renforcement des institutions locales et de leur lien avec les populations. Mais ne pas aller jusqu’au bout est pire que tout: la seule partie de la taxe d’habitation restant pilotable pour les collectivités locales risquerait fort, année après année, d’être alourdie pour les ménages restants. L’absurdité française endémique d’une fiscalité à assiette étroite mais taux élevé s’en trouverait aggravée.

Recul aussi de la volonté sans cesse réaffirmée de simplification et de stabilité. Alors que l’effrayant écheveau de notre fiscalité rend celle-ci incompréhensible et mine gravement le consentement à l’impôt, nous sommes tout simplement incapables de concevoir un dispositif sans exceptions, taux différenciés, niches en tous genres, le tout accompagné d’un cortège de déclarations abstruses et de formulaires hiéroglyphiques. L’oscillation de l’exécutif sur cette réforme, accompagnée des revendications concernant un retour de l’impôt sur la fortune dans sa version précédente, continue à alimenter l’incertitude fiscale. Difficile de faire revenir la confiance des citoyens dans ces conditions.

«La concentration des impôts directs continuera ainsi de s’aggraver. Moins de la moitié des Français payent l’impôt sur le revenu et 2 % des ménages acquittent 42 % de ses recettes»

Recul de l’égalité devant l’impôt ensuite. L’État impécunieux faute de savoir maîtriser ses dépenses ne se prive qu’à grand-peine de ses recettes, et tous les prétextes sont bons pour les préserver. On pare des oripeaux de la justice ce qui n’est qu’une vulgaire opération comptable. On invoque la morale pour légitimer le seuil forcément arbitraire qui séparera les redevables des autres. La concentration des impôts directs continuera ainsi de s’aggraver. Moins de la moitié des Français payent l’impôt sur le revenu et 2 % des ménages acquittent 42 % de ses recettes. Une personne de 50 ans appartenant au quart le plus aisé de la population cotise chaque année en moyenne 15.000 euros de plus qu’elle ne reçoit de prestations contributives. C’est sans doute ce qu’il conviendrait de rappeler avec plus de force à ceux qui stigmatisent les «riches»: ce sont ces hauts revenus qui financent une part importante des prestations dont jouissent les plus modestes.

S’il s’agit d’une solidarité souhaitable, au moins les payeurs pourraient-ils en attendre, plutôt que du mépris et une stigmatisation, une forme de reconnaissance. Ceux qui continueraient à financer les services publics locaux via la taxe d’habitation maintenue seraient aussi ceux qui sont déjà les plus gros contributeurs nets en matière de prestations sociales et d’IRPP. Cette France à deux vitesses fiscales ne favorise pas la conscience d’une appartenance partagée à la société par une commune contribution aux dépenses collectives. Elle alimente au contraire chez ceux qui en seront dispensés la terrible impression de gratuité des services publics, et celle, pire encore, qu’il est possible et normal de vivre aux crochets des autres. On connaît la définition de l’État donnée par l’économiste Frédéric Bastiat: «La grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde.» Le drame est que certains y parviennent…

«Nous avons besoin d’une politique courageuse et cohérente, qui ne se contente pas de gérer la pénurie et ne cède pas aux exigences démagogiques des tribuns des palettes»

Le quatrième recul est sans doute le plus préoccupant: c’est celui de la compréhension et de l’adhésion au fonctionnement de la démocratie représentative. La démocratie directe est devenue soudainement la panacée politique. Elle est notamment invoquée à travers le «référendum d’initiative citoyenne» qui donnerait enfin la parole au peuple. Mais le postulat de légitimité par construction des décisions prises ainsi ne laisse pas d’être problématique, pour ne rien dire de la cohérence de ces décisions. «On peut très bien demander aux Français s’ils estiment que pour les 20 % les plus riches, il est légitime ou non de supprimer la taxe d’habitation», déclarait le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, sur Europe 1. Mais quel Français ne sera pas en faveur de l’impôt des autres? Doit-on, au nom du principe majoritaire, considérer légitime que 51 personnes s’accordent pour dépouiller 49 autres? Ces mêmes Français ne pourraient-ils aussi souhaiter d’un même élan supprimer les impôts et augmenter les services publics?

Dans Coriolan, Shakespeare avait mis en garde contre l’inconséquence des foules: «Arrachez donc la langue de la multitude, qu’elle ne lèche plus les douceurs qui l’empoisonnent.» Risque d’autant plus grand en France, où comme l’avait remarqué Tocqueville, chacun trouve naturel de réclamer un privilège: «Chaque solliciteur demande qu’on sorte en sa faveur de la règle établie avec autant d’insistance et d’autorité que s’il demandait qu’on y rentrât.» C’est précisément à cela que servent les représentants: à arbitrer entre des contraintes contradictoires, à s’opposer aux demandes particulières, à imposer le respect des minorités contre la tyrannie de la majorité (et réciproquement), à comprendre en profondeur des sujets complexes pour prendre, au nom et dans l’intérêt du citoyen, la meilleure décision.

Nous avons besoin d’une politique courageuse et cohérente, qui ne se contente pas de gérer la pénurie et ne cède pas aux exigences démagogiques des tribuns des palettes.


Publié dans le Figaro

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