Quand l’affaire Benalla révèle l’impasse de la transparence

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Comment expliquer que les agissements délictueux d’un obscur collaborateur du président de la République aient pu se transformer en une affaire d’Etat et presque en crise de régime ? Une ampleur qui peut paraître stupéfiante mais s’explique pourtant : l’affaire Benalla a mis en évidence de façon brutale l’hypocrisie de la posture moralisante prétendant faire de la politique une activité comme les autres.

« Rome ne porte point ses regards curieux / jusque dans des secrets que je cache à ses yeux » dit Néron dans Britannicus. Au siècle de Racine, chacun savait que le pouvoir politique s’exprimait à travers une mise en scène qui voilait certaines de ses dimensions. Tout n’avait pas vocation à être su. A travers les rituels et la codification précise de l’étiquette, le roi livrait une version choisie de lui-même et de son pouvoir. Placé sous les yeux de tous, il ne s’agissait pas pour le monarque de se livrer « tel qu’il était », idée qui n’aurait eu aucun sens, mais de rappeler à chaque instant une légitimité d’origine divine, le fameux corps mystique doublant le corps physique décrit par Cantorowicz. L’histoire des civilisations montre d’ailleurs que cette mise en scène est consubstantielle au pouvoir depuis des millénaires. Des statuts omniprésentes des pharaons aux triomphes des généraux romains en passant par l’empereur Darius représenté en vainqueur de ses ennemis sur la roche de Bisotun (actuel Iran), le pouvoir s’est toujours donné à voir pour mieux s’affirmer. Et mentir. La représentation rectifie, embellit, voire retourne purement et simplement la triste réalité d’une défaite ou d’une usurpation. Le pouvoir n’est qu’une idée, c’est pourquoi il a besoin de se présenter d’une façon idéalisée.

Avec la démocratie, l’hiératisme du pouvoir a pris les formes nouvelles de la comédie électorale. Le pouvoir se gagne par le peuple, et ne peut donc plus se contenter de montrer sa force. La duplicité n’y est pas moins forte, car le jeu de séduction impose de porter un masque, de voiler plus que jamais la réalité. Dans Coriolan, cette pièce si corrosive à l’égard du principe démocratique, Shakespeare écrit : « Parce qu’il s’agit de parler au peuple, non pas d’après votre opinion personnelle, ni en obéissant à la voix de votre cœur, mais avec des mots que votre langue seule assemblera, syllabes bâtardes que votre âme véridique désavouera. » Le gouverneur de New York, Mario Cuomo, avait eu cette phrase traduisant parfaitement ce double visage de la politique : « nous faisons campagne en vers mais nous gouvernons en prose ». Dans Marché de dupes : l’économie du mensonge et de la manipulation, Akerlof et Shiller écrivent qu’« un des rôles principaux du politicien est d’imposer dans l’esprit du public une histoire les concernant. » Ce fameux story telling est la base de toute bonne campagne politique et de toute victoire, de Barack Obama à Emmanuel Macron. Or une histoire est toujours par définition une représentation subjective de la réalité où certains faits sont passés sous silence, d’autres arrangés, et où la succession choisie de la narration induit un sens particulier. Une histoire a un force suggestive inégalable. D’autant plus qu’elle est éloignée de la réalité, ou plutôt n’en est qu’une présentation parmi d’autres possibles.

La transparence est la forme nouvelle de la promesse classique d’authenticité. Le slogan neuf d’une veille idée. Elle garantie en théorie la cohérence des visages publics et privés. Si tout est censé être montré, désormais, c’est pour que les dissonances entre pratiques soient rendues impossibles, car elles éclateraient au grand jour. Mais justement, la mise en cohérence étant impossible, la transparence est fatale.

Benalla est bien plus qu’un dérapage ancillaire. C’est devenu le synonyme du scandale d’une opinion publique (un peu naïve) qui découvre une fois de plus qu’on ne change pas la politique. Jamais. L’affaire rappelle, une fois de plus, l’impasse que constitue la promesse toujours réitérée de « faire de la politique autrement », c’est-à-dire débarrassée de ses faux-semblants, de ses zones d’ombre et de ses arrangements. L’horizontalité prétendue masque la verticalité de la décision, les slogans participatifs la bonne vieille décision technocratique, la célébration de l’entreprise l’étatisme omniprésent. La start up nation et le parti « nouvelle vague » laissent place, comme la citrouille de Cendrillon après minuit, à un gouvernement d’énarques somme toute très habituel et un mouvement politique guère différent du RPR ou du PS d’autrefois.

Prétendre en finir avec la mise en scène du pouvoir est la mise en scène suprême. Derrière l’estrade, les coulisses du pouvoir sont les mêmes depuis des siècles : népotisme, favoritisme, utilisation indélicate d’argent public, réformes aussi que l’on « force » contre l’opinion et dont l’histoire se félicitera, voiles pudiques enfin sur les coulisses et caniveaux sans lesquels l’exercice du pouvoir est impossible.


Publié dans le Figaro

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