Plaidoyer pour les inégalités

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Dans De la Démocratie en Amérique, Tocqueville notait que les peuples démocratiques « ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ». Un siècle et demi plus tard, son diagnostic est toujours aussi exact. Elle est un mantra sans cesse répété, une invocation permanente à l’évidence indiscutable. La plupart des politiques sont adoptées en son nom. Établir un monde où règnerait l’égalité parfaite semble devenu l’horizon indépassable de l’évolution sociale. Pourtant, l’égalité peut  devenir une obsession toxique tandis que les vertus de l’inégalité, elles, sont négligées. Tentons d’être, l’espace d’une chronique, l’avocat de cette cause perdue.

On veut oublier d’abord que l’égalité promue par la Déclaration des Droits de l’Homme était celle des droits. Aucun révolutionnaire n’imaginait abolir les distinctions entre individus. Il s’agissait de ne les fonder que sur l’« utilité sociale », comme le formulait l’article 1. Par un glissement subtil, tout est fait pour nous faire croire que notre devise républicaine réclame l’égalité des conditions — c’est-à-dire l’égalité économique. Une soif inextinguible : on trouve dans notre pays les sectateurs les plus virulents de mesures supplémentaires d’arasement économique alors que notre système est l’un des plus redistributifs au monde, les 10% les plus riches gagnant en moyenne 21 fois plus que les 10% les plus pauvres avant redistribution, mais seulement 5,7 fois après.

Le deuxième grand problème de la question égalitaire est qu’elle est devenue une négation des différences. Comme l’a remarqué Steven Pinker dans The Blank Slate, si les individus sont conçus comme exclusivement produits par leur environnement, en l’absence totale de détermination naturelle, alors l’égalité doit se traduire par une similitude des comportements. C’est ainsi que l’on considère qu’il n’y aura d’égalité effective que le jour où la distribution de tous les emplois sera identique entre les sexes, sans vouloir admettre par exemple que certaines professions peuvent attirer un sexe plutôt que l’autre. Paradoxe : le combat des minorités d’hier pour le droit à la différence s’est mué en un combat pour l’absence de différence.

La dérive de la notion originale d’égalité va plus loin : alors qu’elle se devrait se refuser à distinguer les personnes, toutes confondues dans une même dignité, l’égalitarisme milite en faveur de nouvelles formes de distinction. Ce courant progressiste qui tient désormais le haut du pavé prétend remédier aux discrimination en instituant de nouvelles discriminations. Il critique l’essentialisation dont se serait rendu coupable le système en essentialisant de plus belle. Il ne voit pas l’absurdité qu’il y a à corriger l’injustice au moyen d’une autre injustice, à vouloir réunir en séparant. C’est ainsi qu’on a vu une version du Monopoly proposer très sérieusement de réparer les inégalités de salaire entre les hommes et les femmes en distribuant plus d’argent aux secondes à chaque passage par la case départ. Derrière le prétexte d’égalisation, il s’agit plutôt d’instituer des formes d’expiation de fautes passées. Exactement comme les dénonciateurs du néo-colonialisme réclament un avantage imprescriptible pour rattraper les exactions de nos ancêtres.

Il faut défendre les inégalités. Elles sont, par le biais de la tension mimétique mise en évidence par René Girard, un levier fondamental des sociétés humaines. Si la face obscure du désir mimétique, ô combien connue en France, est l’envie, elle a aussi une face solaire : celle de l’émulation à progresser et à mieux faire. L’égalité est comparable à l’entropie en physique : l’énergie sociale découle des inégalités comme l’énergie vient des différences de température. Le moment vraiment « égalitaire » en physique est celui où toute l’énergie est dissipée. Un système trop redistributif brise les incitations en donnant de façon imméritée à certains tout en privant les autres du fruit de leurs efforts. Trop peu d’économiste s’intéressent à la réalité de ces mécanismes incitatifs, à la dynamique positive des inégalités qui nourrissent les efforts. Le désir de progression individuelle, dont la volonté d’enrichissement n’est qu’une forme particulière, est l’eau qui fait tourner la roue du monde. Égaliser la société, c’est faire passer chacun dans un monstrueux lit de Procuste qui étire ou réduit de force pour standardiser les existences. On y gagnerait la paix des cimetières. La vie est ailleurs, dans le mouvement, les différences, la responsabilité des choix. Toutes choses sans lesquelles il n’y a pas de liberté.

A trop s’intéresser à l’égalité observée à un moment donné, nous oublions l’essentiel : ce sont moins les inégalités sociales qui sont préoccupantes que l’absence d’espoir de mobilité. Ce n’est pas l’écart qui importe, mais les trajectoires. L’inégalité, si elle est maîtrisée et surtout si elle laisse la possibilité d’évolution, est un puissant levier de dépassement de soi. Elle n’est rien d’autre au fond que l’expression de cette « quête du bonheur » reconnue comme un droit fondamental par la constitution américaine. Les inégalités sont la conséquence des efforts individuels, des chemins singuliers empruntés par des êtres poursuivant leurs propres objectifs.

Nous ne serions pas obsédés par le thème des inégalités si la dynamique sociale n’était pas bloquée. C’est elle qu’il faut relancer. Croire qu’il suffirait d’aplanir les différences, briser les élans et hausser de force les moins favorisés pour harmoniser le corps social est une erreur grave. Vouloir l’égalité parfaite, c’est nécessairement expliquer aux meilleurs, aux entreprenants, aux plus intelligents, aux courageux, qu’ils doivent faire le deuil de leurs rêves et de leur énergie. Si trop d’inégalités dégrade le bien-être des populations, ayons le courage de dire que trop d’égalité rend aussi profondément malheureux. Mieux vaut l’inégalité en mouvement qu’une égalité immobile.


Chronique publiée dans le Figaro

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