Les trois échecs de la démocratisation du savoir

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Internet avait été salué comme un formidable outil de démocratisation du savoir. Il met presque gratuitement l’ensemble de la culture humaine à portée de clic. Toutes les grandes œuvres de la littérature y sont aisément téléchargeables. Les encyclopédies autrefois si coûteuses s’y livrent pour rien. Des vidéos tutoriels existent sur tous les sujets. Il suffit de formuler sa requête dans l’hégémonique rectangle blanc de Google pour obtenir une réponse immédiate. Le futurologue Jérémy Rifkin avait caractérisé notre époque comme «l’âge de l’accès». Mais de l’accès à l’usage, il y a un pas immense à franchir. La démocratisation du savoir n’a pas eu lieu. Plus disponible que jamais, sa diffusion n’a paradoxalement pas progressé. Une déception à laquelle nous aurions dû nous attendre: c’est la troisième fois qu’elle a lieu.

Nous aurions dû nous douter que donner accès ne suffisait pas: Malraux avait déjà fait cette erreur. Quand naît le ministère de la Culture, en 1959, la France compte 800 000 téléviseurs ; c’est peu encore, mais déjà beaucoup plus qu’en 1948 où ils n’étaient que quelques milliers. À cette époque, la télévision est d’abord perçue comme un outil de démultiplication du public du théâtre. La télévision fait alors partie du même projet culturel que le Théâtre national populaire de Jean Vilar, le livre de poche ou les Maisons des jeunes et de la culture. À partir des années 1960 et de la création de la deuxième chaîne, les premières déceptions devant la réticence du grand public face à la culture provoquent une inflexion des objectifs: il va plus s’agir d’éduquer que de cultiver, et pour cela il faudra aussi distraire. Puis l’objectif d’éducation va lui-même être gommé au profit du seul divertissement: les dirigeants vont acquérir, écrit Michel Souchon, «la conviction que le peuple refuse d’apprendre». En 1972, le président de l’ORTF Arthur Conte déclare ainsi: «Ma mission pour assurer une information libre est importante. Je considère comme plus important encore de développer les forces de la joie et de la distraction, et, pour tout dire, les variétés vont entrer dans l’une de mes préoccupations fondamentales .» Depuis ce temps, l’objectif du «mieux-disant culturel» n’est plus affirmé qu’hypocritement et pour la forme, alors qu’il est abandonné dans les faits.

L’Éducation nationale est au centre de la deuxième terrible déception en matière de démocratisation du savoir. La progression ininterrompue du taux de succès au baccalauréat (près de 88 % en 2017, contre 60 % en 1960) est le signe de son changement de fonction. Il ne s’agit plus d’une sélection, désormais déléguée (dans la douleur) à l’université, mais d’un rituel d’agrégation sociale où est mimée, une dernière fois avant l’entrée dans la vie réelle, l’égalité entre les membres d’une même génération. Le nombre de reçus a été multiplié par 100 depuis 1900. Pour couronner tout le monde des fameux lauriers, il a fallu d’abord créer des «baccalauréats» technologiques et professionnels, puis se livrer à un travail méthodique de déformation des notations au prix de pressions inouïes sur les correcteurs. La baisse du niveau moyen est parfaitement lisible dans l’ahurissante explosion des mentions. En 1967, 0,3 % des candidats obtenaient la mention «très bien». Ils étaient 1,2 % en 2000. Ils sont désormais plus de 9 %. L’inflation des mentions s’est spécialement accentuée à partir des années 2000: un tiers des bacheliers en obtenaient une à cette époque, contre 54,4 % en 2016… Le bac est devenu une distribution des prix où les moins mauvais ressortent d’autant plus du lot que les écarts de niveau ne cessent de s’accroître. Dans les grands lycées, le pourcentage de mentions «très bien» est passé en dix ans de 20 à 80 %. L’examen s’est mis au niveau de ceux qu’il s’agissait de récompenser pour ne pas désespérer Billancourt, propulsant dans l’empyrée les lycéens médiocres d’hier.

Le numérique n’a pas permis non plus L’Épiphanie cognitive tant attendue. C’est la troisième grande déception du projet de démocratisation de la connaissance. Internet n’a pas élevé les gens au niveau du savoir, mais l’a au contraire abaissé au leur.

Le premier problème est l’extrême profusion des informations accessibles. Une question renvoie, littéralement, des millions de réponses. L’esprit se perd face au tsunami des données, incapable de faire la part du bon grain et de l’ivraie. Ce sont au contraire les idées les plus farfelues, les rumeurs les plus folles, les contre-vérités les plus grossières qui se diffusent le mieux. La connaissance vraie est ridiculisée par l’opinion. L’expert réduit au silence par l’ignorant. Le quolibet — qui veut dire étymologiquement «le n’importe quoi» — règne en maître. Au milieu du brouhaha de la foule, le savoir passe incognito.

Autrefois difficile à trouver, niché dans les anfractuosités des bibliothèques, le savoir s’arrachait à la suite d’un combat souvent douloureux contre des pages austères. Il était extirpé mot après mot puis conservé comme un trésor dans le coffre-fort de sa mémoire. Il était la récompense d’une discipline sévère dont les moines avaient montré la voie. On tenait infiniment à ce qui avait exigé un patient labeur, aux pépites choisies avec attention et lenteur. Depuis qu’il est facilement accessible, le savoir s’est démonétisé. Ce qui semble aisément disponible n’a plus de valeur. Ce qui peut être retrouvé en deux clics de souris ne mérite plus qu’on le mémorise. Comme dans La Lettre volée d’Alan Poe, ce qui est le plus en évidence est ce que l’on remarque le moins. Le fossé entre les savants et les autres ne s’est pas comblé avec le numérique. Au contraire. Les seconds se sont plus que jamais éloignés des premiers. Hier, au moins, l’ignorant savait qu’il ne savait pas. À présent il est prêt à arpenter toutes les estrades virtuelles pour asséner ses opinions.

C’est l’un des nombreux défis de ce siècle que d’être capable de redonner à la connaissance sa substance et sa place sociale. Il implique de commencer par renoncer au mythe rassurant de sa facile démocratisation. Méfions-nous de l’illusoire facilité de l’accès. Enseignons l’humilité d’une connaissance incertaine d’elle-même et toujours à recommencer, et la beauté. Comprenons qu’être connecté ne suffit pas: encore faut-il éprouver cette libido sciendi, cette soif de connaître qui est l’une des caractéristiques humaines. «La curiosité, dit Fénelon, est un penchant de la nature qui va comme au-devant de l’instruction ; ne manquez pas d’en profiter.» Le numérique ne dispense pas de la curiosité, il la rend au contraire à la fois plus difficile et plus nécessaire.


Chronique publiée dans le Figaro

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