Les trois défis du libéralisme à l’ère numérique

AUTEUR DE LA PUBLICATION

 

Trouvant ses racines dans l’humanisme du XVIe siècle, né avec les Lumières et développé au XIXe siècle, le libéralisme reste une doctrine vivante, en prise avec la modernité. Elle se doit d’avoir sa part de doutes, préférant toujours les faits, même s’ils dérangent, aux dogmes. Les bouleversements numériques posent au moins trois grands défis à ceux qui se réclament de ce courant d’idées.

Le premier est celui des limites de l’égalité en droits. Le libéralisme est fondé sur la confiance en la capacité de l’homme à s’autodéterminer. A partir de droits égaux, les différences sociales ne peuvent qu’être celles des mérites respectifs : le laborieux réussit, le paresseux échoue. C’est partir du présupposé que, même si l’on parvient à neutraliser l’effet de l’environnement et de l’héritage social, les capacités initiales sont identiques. Les réussites seraient la simple traduction des talents respectifs, eux-mêmes reflets de l’effort fourni.

Pourtant, Murray avait mis en évidence dans le livre The Bell Curve la désespérante inégalité des capacités. C’est sans doute injuste, mais les meilleurs élèves ne sont pas ceux qui travaillent le plus mais ceux qui ont le plus de facilités. Le même nombre d’heures de travail fera de l’un un pianiste virtuose, de l’autre un médiocre musicien. Cette différence se traduit désormais par une polarisation sociale croissante : le nouveau monde économique donne d’immenses leviers aux plus doués alors qu’il éloigne les autres de l’emploi. Le monde devient de moins en moins compréhensible pour ceux dont l’équipement cognitif est insuffisant. La classe moyenne disparaît, remplacée par deux groupes opposés à chaque extrême de l’échelle sociale. La mobilité sociale, déjà réduite, risque de devenir extrêmement difficile.

Ordre spontané. Deuxième défi : le numérique semble avoir changé les mécanismes concurrentiels. La confiance dans le marché pour organiser, par ordre spontané, des contre-pouvoirs naturels est au cœur de la doctrine économique libérale. La scalabilité de l’offre numérique (des coûts marginaux très faibles) et la loi de Metcalfe sur l’utilité des réseaux donnant un avantage exponentiel aux meilleurs, la domination devient à la fois plus large et cumulative. Des entreprises de la taille des Etats prennent le pouvoir. Leur capacité à étouffer la concurrence est immense. Les briser en morceaux paraît difficile, tant leur modèle d’affaire repose précisément sur leur taille gigantesque. De plus la puissance de recherche de ces entreprises est devenue indispensable à l’innovation technologique. L’économie ne semble plus pouvoir fonctionner sans ces monstres.

Le dernier défi du libéralisme est politique : la préférence supposée pour la liberté semble de moins en moins vérifiée. La tentation de la servitude volontaire décrite par La Boétie est plus forte que jamais. Les très faibles protestations face au développement de la vidéosurveillance et l’indifférence face à la captation massive des données en ligne font penser que les gens valorisent les mille services rendus par la transparence beaucoup plus que la liberté permise par les zones d’ombre. Beaucoup de nos concitoyens jugeront que la liberté politique peut être sacrifiée en faveur de celles de consommer et d’entreprendre, ne voyant pas que perdre la première, c’est condamner à terme les deux autres.


Publié dans L’Opinion

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