Le calcul mental ou le grand remplacement neuronal

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Olivier Babeau

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Président fondateur de l'Institut Sapiens. Professeur à l'Université de Bordeaux, chroniqueur et essayiste, il a cofondé en décembre 2017 la 1ère Think Tech française.

Olivier Babeau

Combien font 1,6 multiplié par deux ? Peu de lecteurs, même parmi les moins férus de calcul mental, ressentiront le besoin de sortir leur calculette pour obtenir le résultat (3,20 euros, oui, vous aviez trouvé). C’est pourtant l’expérience récemment narrée sur Twitter par une journaliste de l’Opinion lors d’une visite à La Poste. Une anecdote qui illustre avec force le problème de notre rapport aux machines.

La technologie permettait jusqu’à maintenant un prolongement de nos capacités. Nous pouvions avec elle nous déplacer plus vite, moissonner des hectares sans effort, voir les étoiles ou les atomes qu’on ne voit pas à l’œil nu. Désormais, nous devons être conscients que la technologie devient une prothèse. Elle vient se substituer à certaines de nos capacités. De plus en plus, nous abdiquons une partie de notre mémoire et de nos aptitudes réflexives au profit de la machine. Notre cerveau est un outil merveilleux qui s’empresse d’effacer les connexions neuronales qui ne servent plus. Il est à la fête en ce moment : nous avons de plus en plus de béquilles cognitives en tous genres nous dispensant d’effort. Une tendance préoccupante.

Mode automatique. La violence des commentaires qui suivirent le tweet de la journaliste rapportant son expérience montre combien le sujet des inégalités cognitives devient sensible. S’étonner de cette incapacité à réaliser une multiplication élémentaire de tête serait, selon nombre de critiques s’exprimant sur les réseaux, un mépris de classe. Il s’agirait d’une réflexion de patron, de nanti, de privilégié. Les indignations vertueuses, en vouant simplement au silence celle qui ose dire ce qu’elle a vu, ratent pourtant l’essentiel : l’urgence de venir en aide à la postière et à tous ceux qui lui ressemblent.

Ce qui est terrible, ce n’est pas en soi d’être incapable de réaliser cette opération sans calculette. C’est ce que cette incapacité révèle du rapport à son travail. Et de la souffrance qui en est le corollaire évident. Son calcul (ou plutôt son non-calcul) traduit la fatigue d’une employée passée en mode automatique. Exactement comme certains chauffeurs de taxi ou de VTC conduisent comme des zombies, incapables d’avoir le moindre recul critique vis-à-vis du GPS qui leur dit où aller. Il y a dans ce renoncement au calcul mental un océan de désintérêt, un détachement radical face à sa tache tout à fait semblable à celui que les sociologues ont observé depuis des décennies dans le travail à la chaîne.

Ce que l’on peut souhaiter, ce n’est pas que des hordes de gens se dressent pour défendre le droit de la postière à sortir sa calculette pour multiplier 1,6 par deux, mais que rapidement ladite postière remplisse des tâches qui lui demandent infiniment plus, qui mobilisent ses capacités relationnelles, de compréhension des situations, voire de créativité. Ce n’est pas seulement une question d’équilibre mental et de lutte contre la souffrance au travail. C’est aussi un enjeu à court terme pour les travailleurs qui veulent conserver leur emploi. Car ce que la calculette fait, une machine le fera aussi bien.

Nous sommes tous la postière. Désormais omniprésentes et aisément mobilisables, les machines nous imposent un défi inédit : résister à ce grand remplacement neuronal. Nous allons tous devoir nous forcer à utiliser notre cerveau en choisissant de nous passer de l’aide offerte par la machine, exactement comme certains prennent l’escalier plutôt que l’escalator pour mobiliser leurs muscles. Sans cela, nous risquons l’atrophie cognitive exactement comme nous risquons l’affaiblissement musculaire et le surpoids en marchant trop peu. Une leçon qui vaut bien deux timbres sans doute.


Publié dans l’Opinion

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