Dette publique : de l’open bar à la cellule de dégrisement

AUTEUR DE LA PUBLICATION

Avant la pandémie, la plupart des économistes sérieux s’accordaient pour penser que notre endettement public était un problème auquel il serait raisonnable de s’attaquer. C’est ce qu’avait montré dès 2006 le rapport Pebereau publié alors que la dette de l’Etat, des collectivités locales et de la sécurité sociale franchissait la barre des 60% du PIB de la France.

On semble aujourd’hui ne plus du tout craindre ce qu’on redoutait hier. Pour amortir le choc que la lutte contre la propagation du virus inflige à l’économie, il semble aller de soi que la dette publique doit poursuivre son ascension à marche forcée, sans lui fixer de butoir, sans souci du rythme de sa progression et sans s’inquiéter de sa soutenabilité. Tout se passe comme si, sous l’effet de la sidération, on tenait désormais pour négligeables ses effets pervers. Ils n’ont pourtant pas disparu comme par magie.

D’une manière ou d’une autre il faudra bien solder la facture. A court terme l’action de la BCE nous protège (I). Mais très vite il va falloir définir une stratégie réaliste en excluant les options qui ne le sont pas (II) et en privilégiant les voies praticables (III) sous peine de faire banqueroute (IV).

 

I – Le paratonnerre de la BCE

A court terme, la BCE est certes à la manœuvre. Notre pays s’épargne bien des soucis immédiats grâce à la monnaie unique et aux règles de la zone euro qui sont plus souples et plus solidaires qu’on ne le dit.

Le plan d’urgence du 18 mars a mis la BCE en mesure d’absorber le surplus de dette provoqué par la mise en sommeil des économies européennes. Grace à son intervention ce sont plus de 1000 milliards d’euros d’emprunts à moyen et long terme ainsi que 400 milliards de dette à court terme que les Etats membres devraient pouvoir émettre en 2020 sans qu’ils aient de difficulté à les placer et sans subir de tensions sur les taux d’intérêt toujours exceptionnellement bas qui leur sont appliqués. Cela devrait porter l’endettement de la France à au moins 115 % de son PIB, celui de l’Italie pourrait dépasser la barre des 150%.

Ces pays peuvent également compter sur la BCE pour porter durablement une partie de ce fardeau. Si les textes de référence de l’UE lui interdisent d’annuler purement et simplement ne serait-ce qu’une partie de cette dette, de fait elle en neutralise déjà une fraction estimée à 15% du total dans le cas de l’Italie. Mais les achats de titres publics auxquels elle procède massivement ne sont pour le moment pas irréversibles.

Pour qu’ils le deviennent il faudrait que les partenaires se mettent d’accord sur les limites du processus et modifient en profondeur les critères de légitimation et de monétisation des déficits. Compte tenu de l’affrontement qui ne cesse d’opposer les pays du sud et les pays du nord réputés vertueux cela n’a absolument rien d’évident. Ces derniers ont d’ailleurs le sentiment que des efforts considérables ont déjà été consentis aussi bien par la Commission qui a accepté que les Etats-membres s’exemptent du pacte de stabilité que par la BCE qui a fait preuve d’une grande réactivité.

A horizon rapproché, l’assouplissement des règles en vigueur auquel les instances européennes ont procédé semble effectivement être de nature à atténuer le choc né de la pandémie.

Mais qu’en est-il à moyen et long terme ? Comment gérer cet océan de dettes ? Comment progressivement le ramener à un niveau plus raisonnable ?

 

II – Les deux voies les moins probables pour rendre la dette soutenable

Pour affronter la situation née du confinement, une fois le choc passé, deux voies semblent d’ores et déjà barrées.

 

La voie royale

C’est celle du retour rapide à un rythme élevé de croissance. Cela ferait diminuer le ratio Dette/PIB du simple fait de la progression du dénominateur. Mais ce scénario optimiste est très peu probable dans les années à venir compte tenu de la forte récession qui va d’abord suivre le choc et que les politiques publiques peuvent au mieux atténuer

 

La voie de la mise en commun

Une autre voie serait de répartir autrement le fardeau des dettes publiques. Elles sont aujourd’hui purement nationales. Chaque Etat a la responsabilité de faire face à ses propres engagements, pas à ceux des autres. En mettre en commun une partie permettrait d’en transférer le poids sur les épaules des partenaires les plus solides. Pour atténuer le choc né de la pandémie, leur passer le mistigri est une tentation qui devient encore plus forte pour les pays les plus endettés.

Cela passerait d’abord par la suppression des conditions liées au soutien que peut procurer le Mécanisme Européen de Stabilité mis en place en 2012 pour sortir de la crise de l’euro. L’accord trouvé le 9 avril dernier par les ministres des finances a adouci ces conditions mais il n’est pour le moment pas question de les faire disparaître. Pour des pays comme l’Autriche, l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Finlande il n’est pas question de signer un chèque en blanc aux bénéficiaires, il faut pouvoir surveiller l’utilisation des sommes allouées.

Cela passerait aussi par la mutualisation du financement de la relance à l’issue de la pandémie de manière à éviter que de trop fortes disparités ne se creusent entre les uns et les autres. Mais les pays du Nord ne veulent pas non plus d’une telle évolution ou s’en méfient. Ils craignent qu’un dispositif présenté au départ comme exceptionnel ne devienne permanent et que son financement ne leur échappe comme leur a échappé la gouvernance de la BCE. Ces considérations de prudence élémentaire face à des pays réputés dépensiers sont mises en avant par les néerlandais dont le Ministre des finances résume la position sur les coronabonds : « Je ne suis pas d’accord avec ça, je ne l’ai jamais été et je ne le serai jamais. C’est injuste pour les contribuables néerlandais ». A cela s’ajoute dans le cas de l’Allemagne les souvenirs cuisants d’une histoire marquée par le fardeau des réparations imposées par le Traité de Versailles, l’hyperinflation des années 20, la ruine des classes moyennes et la montée du nazisme qu’elle a favorisée. Il ne faut pas oublier non plus qu’après la seconde guerre mondiale, le pays a reconstruit son économie autour du totem de la monnaie. Pour les opinions publiques des pays du Nord la démarche des pays accro au déficit relève du prosélytisme des drogués voulant faire partager à d’autres les délices supposés de leurs paradis artificiels. Il ne faut donc guère se faire d’illusion sur l’avenir de ces « instruments financiers innovants » que mentionne le récent accord de l’Eurogroupe et dont rêvent les Français.

 

III – Les autres voies envisageables

Si cette voie semble bloquée, d’autres sont-elles concevables ?

 

La voie de l’inflation

Certains mettent leur espoir dans le retour d’une inflation contrôlée qui mécaniquement ferait diminuer le poids réel des dettes puisqu’elles seraient remboursées en une monnaie qui progressivement se déprécierait. C’est ce qui s’est produit en France lorsqu’à l’issue des deux guerres mondiales la forte hausse des prix allégea considérablement le poids des engagements financiers de l’Etat envers ses ressortissants.

Mais un tel mécanisme a fort peu de chances de se mettre en route dans le contexte actuel où il est peu probable que les facteurs qui pourraient l’enclencher (par exemple une hausse des coûts liés à la relocalisation d’une partie des activités) l’emportent sur les éléments contraires. Avec la poussée prévisible du chômage, les salariés ne devraient pas être en position de force pour obtenir des augmentations de salaires. En outre même si la monétisation des dettes par la BCE devenait irréversible et prenait une grande ampleur, le supplément de monnaie créé ne devrait pas se traduire par une envolée des prix. Depuis une trentaine d’années l’observation des faits montre qu’il n’y a plus dans nos économies de corrélation entre la progression de la masse monétaire et celle des prix.

 

La voie de la monétisation

Ce constat plaide en faveur d’une politique monétaire dépassant ses limites actuelles en permettant à la BCE de rendre irréversibles ses achats de titres et donc le surplus de monnaie correspondant qu’elle a injecté dans les économies européennes. Cela suppose que les titres qu’elle a acquis sont systématiquement et indéfiniment renouvelés à leur échéance. Si cette voie était suivie, en résulterait nécessairement une hausse de la valeur des patrimoines financiers et immobiliers. En effet, selon un mécanisme bien connu des économistes, si l’offre de monnaie augmente, les agents se débarrassent du montant qui excède leurs besoins de transaction en achetant des obligations, des actions et des biens immobiliers dont les prix grimpent alors que ceux des biens et services ne sont pas affectés. Cette politique génère donc des bulles à répétition sur les marchés concernés. Elle a aussi pour inconvénient de maintenir les taux d’intérêt à des niveaux trop bas, ce qui favorise la mise en œuvre de mauvais projets d’investissement. Elle creuse enfin les inégalités entre les détenteurs de ces actifs qui s’enrichissent et les autres qui ont encore plus de mal à accéder à la propriété de leur logement. Cette voie qui, à priori, n’est pas créatrice d’inflation, n’en a pas moins des conséquences déstabilisatrices à moyen terme.

 

La voie du rééquilibrage

A un moment ou à un autre il faudra donc remettre de l’ordre dans les finances publiques. Un rééquilibrage par l’impôt est inenvisageable à court terme sauf à casser la reprise. A moyen terme en revanche il sera tentant d’augmenter les recettes en faisant peser les charges nouvelles sur les détenteurs d’actifs sous prétexte que leurs valeurs ont augmenté.  On risque toutefois rapidement d’atteindre des niveaux confiscatoires et de faire tellement crier la volaille qu’elle pourrait fuir à l’étranger dès lors qu’elle en a les moyens, ce qui est le cas des plus gros patrimoines.

Reste alors la maitrise des dépenses. On peut le déplorer, mais la trajectoire empruntée par la dette de chaque pays restera soumise au jugement des marchés financiers dont cette maitrise est un élément essentiel. C’est encore plus vrai dans le cas d’un pays comme la France dont 54% de la dette publique sont détenus par des fonds étrangers.  A moyen terme les agences de notation et les opérateurs s’assureront que l’essentiel du surcroit de déficit budgétaire est bien lié à la conjoncture et ne se traduit pas par un déficit structurel accru. Cela veut dire qu’il faudra faire des efforts pour ne pas pérenniser des dépenses au départ liées aux circonstances. Si ce n’est pas le cas reste la voie de la restructuration de la dette

 

IV – Les voies du cauchemar

La voie de la restructuration 

Devront l’emprunter les pays les plus vulnérables qui ne parviendront pas à mener une stratégie crédible une fois que le choc aura disparu. Les doutes sur la soutenabilité de leur dette se traduiront par l’exigence de taux d’intérêt croissants, ce qui sera rapidement intenable. S’enclenchera alors, comme ce fut le cas pour la Grèce, un processus très douloureux de mise sous tutelle de l’économie de ces pays qui perdront ce qui leur reste de souveraineté. Un tel scénario serait évidemment très favorable à la montée de tensions politiques insupportables et pourrait conduire à la prise du pouvoir par des mouvements populistes porteurs de programmes de rupture. Pour le pays pris dans la tourmente reste alors la voie ultime de la banqueroute

 

La voie du défaut de paiement

Ce scénario n’est pas inconcevable pour les pays du sud de l’Europe en y incluant la France. Si une fois sorti du confinement les trajectoires suivies par les pays membres de la zone euro se révélaient très divergentes les unes des autres naitraient des désaccords auxquels l’euro ne résisterait pas, un retour aux monnaies nationales, une forte dévalorisation de leurs cours sur le marché des changes et des demandes d’aide auprès du FMI. Le pays qui refuserait ses exigences et conjointement d’honorer ses engagements financiers serait mis au ban des marchés et n’aurait plus aucun accès à ses ressources.

Au passage tous ceux qui ont fait confiance à l’Etat en achetant ses titres seraient spoliés du fruit de leurs efforts d’épargne. Dans le cas de la France cela concerne tous les détenteurs d’assurance-vie dont l’encours atteint aujourd’hui 1800 milliards d’euros

 

Conclusion

Si on ne met pas tout en œuvre pour que l’inévitable déficit créé par la conjoncture extraordinaire que nous vivons ne se transforme en déficit structurel, si sous le prétexte « qu’après rien ne sera plus comme avant » on s’affranchit d’un minimum de discipline, ce qui nous attend c’est le sort pas très enviable de l’Argentine, un pays bien plus riche que la France au début des années 50 et qui se débat depuis des décennies dans d’inextricables contradictions

De ce bref tour d’horizon on déduit que le déconfinement des gens pourrait mener dans l’hypothèse la plus favorable au confinement de la dette et dans le cas le plus pessimiste à l’attaque d’un deuxième virus également très virulent, le populisme.

 

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